Une autre fin du monde est possible

par Pablo Servigne, Raphaël Stevens & Gauthier Chapelle, Editions du Seuil, 2018

Dès le moment que nous sommes convaincu par les indices d’effondrement que provoquent le changement climatique et l’épuisement des ressources, le travail individuel consiste à accuser le coup. Mais comment accuser le coup lorsque ce qu’on nous annonce est la fin d’un style de vie auquel nous sommes habitués depuis la fin de la deuxième guerre mondiale ?

Ce livre propose différentes pistes. Les extraits suivants ne sont pas toujours fidèles à la formulation originale et sont exempts de guillemets de citation. Se rapporter aux paginations pour les extraits exacts.

Les étapes de la prise de conscience (pp29-30)

Paul Chefurka propose une échelle de prise de conscience en cinq étapes face à l’effondrement, un continuum sur lequel se place chacun de nous :

  1. La personne ne semble pas voir de problème fondamental. Et si problème il y a, c’est qu’il n’y a pas assez de ce qu’il y a déjà : croissance, emplois, salaires, développement, etc.
  2. On prend conscience d’un problème fondamental. Ce « problème » accapare toute l’attention de la personne, qui croit sincèrement qu’en le « résolvant » tout redeviendra comme avant.
  3. Il y a une prise de conscience de plusieurs problèmes majeurs. Les personnes arrivées à ce stade passent leur temps à hiérarchiser les luttes, et à convaincre les autres de certaines priorités.
  4. La personne prend conscience de l’interdépendance de tous les « problèmes » du monde. Tout devient abominablement systémique […] et inaccessible à la politique telle qu’elle est conçue actuellement. Les gens qui arrivent à ce stade ont tendance à se retirer dans des cercles restreints de personnes aux vue similaire pour échanger des idées et approfondir leur compréhension de ce qui se passe.
  5. La personne change irrémédiablement de point de vue. Il ne s’agit plus d’un « problème » qui appelle des « solutions » mais d’un predicament, une situation inextricable qui ne sera jamais résolue, comme peut l’être la mort ou une maladie incurable. Cet état d’esprit invite plutôt à emprunter des chemins de traverse pour apprendre à vivre avec, du mieux possible. On réalise alors que la situation englobe tous les aspects de la vie, et qu’elle nous transformera profondément. Tout ou presque est à remettre en question. Deux manières (non-exclusives) de réagir à la situation désagréable du cinquième stade : s’engager dans une voie « intérieur », visant la résilience mentale et spirituelle (rarement religieuse), ou s’engager dans une voie « extérieur », politique et visant la résilience matérielle.

L’importance de la raison et du coeur (p33, pp54-55)

Comme le souligne plusieurs observateurs, les scientifiques du climat maintiennent un discours détaché et objectif, alors qu’ils sont confrontés presque quotidiennement à un effondrement de leur sujet d’étude. Ces scientifiques sont logiquement plus sensibles à l’environnement que la moyenne, ce qui les expose à plus de déceptions et d’émotions négatives… alors même que la culture de leur profession leur demande de ne pas les exprimer et de rester le plus neutre possible.

En ces temps incertains, les voix des scientifiques sont plus importantes que jamais. C’est le moment pour eux de redoubler d’efforts et de rigueur, mais aussi de trouver le courage de parler avec leurs coeurs, et de s’engager pleinement dans ces défis, avec toute la subjectivité que cela implique. Pour la philosophe Sabine Roeser, l’affaire est claire : les émotions constituent le « chainon manquent dans une communication efficace ». Il faut les exprimer ! Car comment ne pas se sentir touché quand un climatologue n’arrive plus à retenir ses larmes d’appréhension et d’impuissance ? Pour la plupart, ce type de message est bien plus percutant que la simple lettre d’un résumé (froid) des rapports du GIEC destiné aux décideurs.

Si nous nous enfermons et si nous abordons l’avenir sans compassion, nous risquons d’y perdre des raisons de vivre ainsi que notre humanité. Si à l’inverse nous décidons d’y plonger corps et âme, avec compassion et courage, alors il est nécessaire de bien nous équiper matériellement, émotionnellement et spirituellement, afin d’éviter la folie ou le retour à l’anesthésie.

Développer de la résilience systémique (pp70-71)

Selon une étude publiée en 2010 par l’équipe de Bonanno, il y a plusieurs paramètres qui influent sur la résilience des personnes :

  • la proximité avec le lieu de la catastrophe (plus on est proche, moins on est résilient) ;
  • le genre (dans certaines études, les femmes ont développé moins de résilience que les hommes parce que leur ressenti a été plus traumatisant) ;
  • l’âge (les jeunes peuvent développer plus de symptômes mais sont en moyenne plus résilients) ;
  • les ressources financières (les plus pauvres souffrent nettement plus, aussi bien entre classes sociales qu’entre pays) ;
  • la préparation ou le fait d’avoir déjà subi une catastrophe du même type (une sorte de vaccination) ;
  • la personnalité (ce qui inclut aussi des facteurs génétiques) ;
  • l’accès à des informations rassurantes (les médias et le gouvernement peuvent avoir un rôle positif ou négatif en jouant avec la peur).

La préparation spirituelle, les relations altruistes et un mode de vie donnant de la place au partage ont des effets positifs sur l’anxiété et permettent de donner plus facilement du sens aux événements de la vie. Il est bien établi que le paramètre le plus important de résilience (dès les premières minutes après le drame) est la proximité et la bienveillance de proches (ou d’inconnus) qui aident à surmonter les peurs, pratiquent des soins et apportent des touches de joie et d’optimisme. Les sociologues des catastrophes ont montré comment la plupart des désastres naturels provoquaient une hausse remarquable de comportement d’entraide spontanée de voisinage et d’autres actes prosociaux. Cependant, la fréquence, la spontanéité et la qualité de ces gestes sont dépendantes de la qualité du réseau social avant la catastrophe, et aussi du fait que ce réseau ne s’est pas effondré pendant la catastrophe. De plus, le soutien reçu doit être distinguer du soutien perçu. Étonnamment, ce dernier est bien mieux corrélé à une rémission que le premier, c’est même l’un des facteurs les plus clairs de résilience post-catastrophe. Il est donc plus important de ce sentir entouré et soutenu que de l’être réellement.

Travailler sur les peines individuelles et collectives (pp76-79)

Chaque individu éprouve un jour de la peine pour le décès d’un proche, le traumatisme d’un événement, la difficulté à surmonté une situation ou un événement, etc. La peine est plus que la réaction naturelle à une perte, c’est une initiation à la perte, à l’impermanence du monde. Ce que vous vouliez être n’est plus possible. Ce qui était n’est plus. […] Il y a une étrange intimité entre la douleur et le sentiment d’être vivant, comme un échange sacré entre ce qui semble trop lourd à porter et ce qui est le plus délicieusement vivant. Pour Francis Weller, un psychothérapeute qui travaille sur les peines, et Joanna Macy, une écopsychologue, les deux problèmes majeurs de notre civilisation sont l’amnésie et l’anesthésie. Amnésie car notre société a tristement converti les rituels de la vie en routines de l’existence. Nous avons perdu ce que Weller appelle les communs de l’âme, ces besoins essentiels qui ont nourri les communautés humaines depuis des millénaires. L’oubli de ces langages nous a perdus, désemparés, apeurés… et nous rend paradoxalement beaucoup plus vulnérables face à des pertes. Les conséquence de cette amnésie sont la dépression, l’anxiété et la solitude. Anesthésie parce que la douleur est alors trop grande et trop difficile à gérer. Nous tentons de combler ces béances par des pansements antidouleurs, alcool, drogues, travail, consommation, écran, etc, tout en sachant intimement que nous ne sommes pas faits pour vivre des vies superficielles, résignées et privées de sens. L’anesthésie augmente nos souffrances. Traverser ces souffrances nous reconnecte pleinement à nos ressentis et à notre capacité à aimer, ce qui n’est pas sans conséquences (positives !) sur la santé, la créativité et le sentiment d’être ne vie.

Mais la principale lumière de ce travail autour de la peine se trouve ailleurs : dans le fait de souder les communautés. Partager sa peine avec d’autres provoque un profond soulagement. La communauté et les rituels étaient ce qui soutenait nos ancêtres pendant les périodes sombres. Notre travail est de nous les réapproprier et de les raffiner au lieu de nous accrocher coûte que coûte à une « attitude positive » devant la dévastation et les violences déréglées et incalculables causées par notre civilisation. Dans l’isolement et la solitude, cette traversée peut nous dévaster. C’est pourquoi ce travail sur la peine se fait ensemble, à travers l’écoute, et avec de bons outils. À la fin du partage, il y a ce sentiment que toutes les peines sont partagées et qu’il faut donc s’en occuper ensemble.

(pp86-87)

Un aspect difficile du deuil est celui d’arriver à trouver la paix. C’est particulièrement prégnant dans la question de l’effondrement chez les personnes en colère contre la société. Comment pardonner la brutalité de notre civilisation thermo-industrielle envers les plus fragiles (humains et autres qu’humains) ? Certaines personnes essaient de prendre de l’avance